samedi 9 février 2013

Actualité Janvier 2013: "manger".

Un catalogue d'images présente les 6 projets photographiques sous le titre de "manger".
Il comprend également un texte de Patrick Piro, journaliste collaborateur à Politis.

On a failli bouffer

    « Aglaë, ma puce, t’as bien pris tes pilules bleues, aujourd’hui ? Je sais que tu préfères les roses, mais il faut des protéines pour grandir ! ». On lui a répété mille fois. On a un problème : depuis l’âge de trois ans, Aglaë fait de la pilulo-sélection. Le médecin dit qu’il faut absolument réagir, son développement physique et intellectuel est en jeu…
    Aujourd’hui encore, je fantasme sur ce fantasme qui a effleuré quelques dérangés en blouse blanche, dans ces années 1970 encore plus follement éprises de débilités technos que le 21ème siècle : en l’an 2000, exposaient certains, triomphants, on en aurait fini avec la corvée des repas. Hop, quelques gélules contenant un concentré d’éléments nécessaires au bon fonctionnement de notre organisme, et on passe à autre chose.
    Sous l’empire de fièvres étriquées similaires, on a vu les étals s’appauvrir. Trop de variétés de pommes plombent-elles la rentabilité de la distribution ? On a simplifié : une verte, une jaune et une rouge, c’est bien suffisant pour le consommateur. Les boulangers ont chargé leurs rayonnages de pain blanc, l’incomparable miche au levain se faisait rare : trop de travail, et puis, « c’est le client qui veut ça » (l’inoxydable axiome servi par le commerce).
    Manger, un temps, a failli devenir bouffer, voire absorber un kit nutritionnel.

    Mamie est partie en 1998. Papi, je ne l’ai pas connu, il est décédé jeune. Je porte son prénom. Ils vivaient à Kouba, où ils sont nés, dans les hauts d’Alger. La guerre est passée par là, creusant des abîmes insondables dans les cœurs, des coupes claires dans les histoires de vie, des silences définitifs.
    Mamie faisait la mouna comme personne. Son fils — mon père —, a repris un jour le flambeau, longtemps après les « événements ».
   
    Ado, je n’y ai vu que de la brioche. Une mie un peu serrée, fleurant l’anis et l’orange. Il enfournait huit mounas le samedi, et on en avait pour la semaine. On était princes ! Et puis un jour, la production s’est tarie, sans explication.
    Des années après, j’ai voulu briser les serrures du passé. Honorer mon rendez-vous avec l’Algérie. Je m’y suis employé en frappant à coups timides sur des portes calfeutrées. À petites doses, j’ai admis en moi ce patrimoine d’outre-Méditerranée. J’ai décortiqué la guerre. J’ai cuisiné mon père. J’ai entrevu l’Histoire et des blessures jamais cicatrisées.
    Dans des tribus d’antan, des vainqueurs pensaient acquérir la vaillance de leurs ennemis morts au combat s’ils en dévoraient le corps. Pour ma part, je crois en la vertu cathartique de certaine mouna : sa dégustation m’éclairera sur des pans cachés de mon histoire. Je m’attends à escalader la grille d’un jardin des hauts d’Alger. J’y entreverrai deux enfants en sandalettes blanches jouer à cache-cache dans les effluves de bigaradier. Jusqu’à ce que la voix mélodieuse de mamie les appelle pour un goûter tout chaud défourné.
    Pour ce voyage, il me faudra faire la mouna de mes mains, et selon les préceptes familiaux. J’ai interrogé mon père et sa grande sœur. J’ai mis sur le coup ma cousine, fin cordon et fine mouche. Voilà, je détiens « the » recette !
    J’ai cru qu’il faudrait m’y ruer. Et puis non, j’ai attendu. Le levain avait à pousser encore un peu, pour développer tous ses arômes. Pour la brigade de cuisine de cette première, j’inviterai mon fils. Autant ne pas remettre à plus tard l’étape de la transmission.

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